En apparence c’est un modeste hôpital de campagne. Niché sur une colline, il domine les monts du Lyonnais. En réalité, l’hôpital de L’Arbresle, dans la banlieue ouest de Lyon, est le centre le plus important de la région Rhône-Alpes concernant les addictions, si on exclut l’alcool. Il réalise plus de la moitié des hospitalisations de recours en addictologie de la région.
En ce début d’après-midi de septembre, le Dr Brinnel, médecin chef, discute avec ses collègues et l’infirmier Serge Luc qui coordonne un nouveau programme de sevrage ambulatoire de l’alcool. Discuter, rencontrer ses pairs, innover, réfléchir, travailler en collaboration, échanger, continuer de chercher. Un état d’esprit qui traverse tout ce service. A l’image du bureau du Dr. Brinnel, couvert de piles de documents et revues spécialisées et autour duquel nous nous installons. Rencontre avec les Dr. Brinnel, addictologue et médecin chef, Dr. Callies de Salies, addictologue et du Dr. Sadoine, médecin généraliste et ostéopathe.
Les couloirs sont clairs et calmes. Les chambres avec vue. Mais il ne faut pas s’y tromper. Le service d’addictologie de l’hôpital public de L’Arbresle n’est pas un hôtel de convalescence. « Nos patients arrivent ici en période de crise » rappelle le Dr. Callies de Salies avant d’ajouter : « c’est un moment de pause ». Ils restent deux semaines pour une addiction à l’alcool ou aux opiacés, trois semaines pour la cocaïne « mais pour cette dernière ça devrait être trois mois », glisse le Dr. Brinnel.
Les patients arrivent envoyés pour moitié par des structures spécialisées (CSAPA, ELSA, hôpitaux) ou, pour l’autre moitié, par les médecins généralistes, des associations, par injonction thérapeutique ou d’eux-mêmes. Les jeunes peuvent aussi être plus nombreux suite à une descente policière en milieu scolaire. Il s’agit bien d’une hospitalisation. Le matin est dédié au temps individuel avec les soins et les entretiens avec les médecins. L’après-midi est occupé par des ateliers de groupe obligatoires : groupe de parole, d’information, psychothérapiques mais aussi sophrologie ou d’art thérapie, de photocollage…
Les médecins procèdent à un ajustement thérapeutique chaque jour. Les patients peuvent être très angoissés, explique le Dr. Callies de Salies. « Du coup, l’un des tous premiers enseignements en médecine, ‘Primum non nocere’, ‘d’abord ne pas nuire’, devient le but principal ». Il s’agit de protéger les patients d’eux-mêmes et des risques que peut entraîner le sevrage, comme le délirium tremens pour les alcooliques, état qui peut entraîner la mort dans 6% des cas. Michel Kairo, psycho-addictologue qui intervient comme sophrologue et qui a rejoint la conversation, illustre cette idée : « je me souviens de M. à qui je disais ‘si tu bois de l’alcool avec ton hépatite, tu vas mourir’ et qui me répondait ‘si je ne bois pas je vais mourir’ ».
L’addictologie est l’une des rares spécialités médicales où il existe peu de recommandations thérapeutiques. Les dernières remontent à un peu moins de dix ans. « En cardiologie, c’est tous les trois mois ! » compare en s’en amusant presque le Dr. Brinnel. Le traitement des addictions est donc « une spécialité où il faut pouvoir se confronter. Il faut être plusieurs pour sentir le danger et mettre les malades à l’abri », insiste-t-il avec une conviction tranquille. « Bien sûr il y a toujours des accidents de sevrage. Avec les drogues moins connues, on improvise mais ça peut être sportif ». Les situations menant à des addictions nécessitant une hospitalisation sont complexes. Pouvoir discuter entre praticiens permet de donner « un parcours de soin plus sécurisé au patient et un traitement plus précis ».
Ces échanges sont quotidiens au sein du service mais se font aussi au niveau du grand Lyon, et de la région Rhône-Alpes dans une moindre mesure. L’équipe du Dr. Brinnel rencontre régulièrement les différentes équipes de liaison des autres établissements. « C’est important car certains patients naviguent d’un lieu à l’autre. On se connaît. Certains se spécialisent sur des populations, d’autres sur des types de thérapies, plus corporelles ou plus cognitives. Les savoir-faire qui circulent. Et nous pouvons diriger les patients au mieux ».
« C’est le patient qui chemine et ‘choisit de’ »
Interrogés sur la philosophie des soins, les trois médecins s’accordent : ils sont « un peu plus doux qu’avant ». Le Dr. Sadoine formule une vérité qui n’a pas toujours été prise en compte : « les patients voudraient pouvoir ne garder que le plaisir ». Or, précise-t-il, « il s’agit d’un élément important de la thérapie ». Avant, rappelle le Dr. Callies de Salies, la philosophie était plutôt le sevrage total et l’interdiction de reconsommer. « Il y a des patients qui, du coup, ne franchissaient jamais la porte. On perdait 50% des gens ». Désormais, les médecins commencent par demander aux nouveaux arrivants où ils en sont de leur consommation et leur propose de les accompagner. « Dans la réalité, intervient le Dr. Brinnel, ce qu’on fait c’est accompagner sur plusieurs mois ou plusieurs années pour éviter les rechutes. » Le Dr Callies de Salies renchérit : « la dépendance est une maladie chronique et à rechutes ».
Désormais, il s’agit moins de prôner l’abstinence totale qu’une gestion du produit. Surtout auprès des jeunes pour qui l’abstinence est plus difficile à admettre. Le Dr. Brinnel replace les enjeux : « avoir une position raide sur l’abstinence, c’est poser la question de la mort car avec l’abstinence les suicides augmentent. » Etre plus souple permet d’éviter la peur, de dédramatiser la rechute et donc de prévenir le suicide. Mais « il ne faut pas idéaliser non plus ; avec certains produits, dès que la personne y retouche, elle reprend sa consommation. Surtout avec les opiacés. » nuance M. Kairo. Dans l’absolu, il faudrait donc apprendre à faire peu à peu le deuil du produit.
Ce qui guide le traitement est, in fine, « le mieux-être du patient », synthétise le Dr. Callies de Salies, « qu’il ait un espace de vie satisfaisant que ce soit dans sa vie sociale et affective ou dans le travail. C’est traiter les patients en adulte. »
Les traitements vont de plus en plus en ce sens. L’Espéral, utilisé dans le sevrage alcoolique, était tellement violent en cas d’absorption d’alcool, qu’il pouvait être donné en forme de punition aux Etats-Unis selon le Dr. Brinnel ! Désormais, les médicaments comme le Baclofène, utilisé pour l’alcool, sont plutôt « promus avec le slogan ‘pour continuer à boire, prenez ça’ », promettant ainsi une certaine gestion de la consommation.
L’évolution des stupéfiants peut brouiller un peu les pistes malgré tout. Dans le cas de l’héroïne, par exemple, la baisse de la pureté du produit permet de traiter avec moins de médicaments de substitution qu’avant explique le Dr. Sadoine. A contrario, l’augmentation de la teneur en THC (l’élément psycho-actif du cannabis) ne permet plus de traiter les dépendants en ambulatoire comme c’était le cas avant, témoigne le Dr. Brinnel.
Finalement, ce sont environ deux tiers des patients passés par l’hôpital de L’Arbresle qui sont abstinents au bout de deux ans. « Mais, conclut le Dr. Callies de Sallies, il est très difficile de dire combien de personnes vont mieux car nous avons beaucoup de ‘perdus-de-vue’ ».